Le mot allemand [Icht] signifie n’importe quelle chose ou n’importe laquelle de ces choses. Ce mot a presque disparu de la langue moderne, il n’a survécu que dans le mot [nichts] (rien ou aucune chose), formé à partir des deux mots [in] (qui renvoie à aucun) et [Icht] (n’importe laquelle de ces choses), soit [in-icht] (aucune de ces choses-là). Si on enlève la lettre T dans [Icht], le [ich] (Je en allemand) demeure. Cerné et inclu dans [Icht], dans n’importe laquelle de ces choses, le Je, soit le moi inhérent à toute chose.

La lettre T retirée plus haut est aussi le nom mathématique des nombres transcendants, ces nombres dont l’existence a été entrevue pour la première fois par les mathématiciens Leibniz et Euler, qui ont écrit qu’il devait exister des nombres au-delà des calculs algébriques, des nombres insaisissables. Les nombres transcendants connus, dont l’existence a été prouvée au milieu du XIXème siècle, sont rares, le plus connu étant Pi. Sans doute nombreux mais encore inconnus, les mathématiciens semblent attendre qu’ils surgissent de quelque part. En règle générale, ils sont irrationnels.
 
« La preuve mathématique de la transcendance des nombres a fourni celle de l’impossibilité de plusieurs constructions géométriques anciennes qui caractérisaient la règle des lignes droites, incluant la plus célèbre : la quadrature du cercle. » (Wikipedia)
 
Les nombres transcendants sont aussi performatifs, ils s’étendent au fur et à mesure que nous les calculons. Ils ressemblent aux reflets entre deux miroirs qui nous saluent aux confins de l’infini, contingence vitrée, transparente, car approchable. Vous aurez beau suivre leurs traces, vous ne verrez jamais la fin. Ils se prennent à leurs propres pièges, à leurs propres règles. En chemin, ils ne se rencontrent jamais. Comme Pi, ils se jouent parfois des connexions ou les attisent. Ils semblent se dissimuler parfois parmi des séries établies de nombres, feignant des résultats de calculs connus, puis s’écartent soudain de leur propre chemin pour l’infini.

Les nombres transcendants connus sont générés par des opérations de calculs d’espaces comme la quadrature du cercle, ou le calcul de l’espace sous une courbe, rappelant des calculs de caractère social. Employés ainsi, toujours en termes mathématiques, l’écriture fractionnaire de nombres entiers est employée de façons approximative et inexacte, niant ainsi leur performativité. La notion fractionnaire des nombres entiers sonne bien familière. Une fraction d’un tout, dans lequel la performativité ne saurait être comprimée.
 
L’exposition de Henrik Olesen à la Galerie Chantal Crousel n’est pas l’effort de linguistique auquel semble s’adonner ce texte, mais repose sur l’exercice d’opposition de concepts, sur leurs infinis reflets face à leur propre miroir. Il s’agit d’objets opposés à des corps, comme l’est la sculpture par essence, en y insérant de l’irrationnel qui aura tendance à déformer très simplement l’espace.
Je vois aussi ces corps et ces objets dans les concepts du [Icht], du [ich] (ou Je) qui prennent corps dans une temporalité indiscernable, là où leur existence devient un écran pour projections, identifications et sensations. Ces conceptions me rappellent ce que Walter Benjamin écrit à propos du Je, et plus précisément le Je des écrits de Proust ou de Kafka : « Il y a quelque chose de commun à Kafka et à Proust, et qui sait si ce quelque chose se trouve encore ailleurs. Il s’agit de leur utilisation du « je ». Lorsque Proust dans sa recherche du temps perdu, lorsque Kafka dans ses journaux disent « Je » il s’agit pour tous deux d’un même Je transparent, de verre. Ses chambres n’ont pas de couleur locale, chaque lecteur peut les habiter aujourd’hui et déménager demain. Les garder en vue, et s’y repérer sans le moins du monde devoir y rester accroché. En ces écrivains le sujet revêt la couleur de camouflage de la planète, qui va devenir toute grise lors des prochaines catastrophes. »
Henrik Olesen sait combien la couleur protectrice de la planète est vulnérable, et plus particulièrement aujourd’hui encore, il suggère des communautés, de l’amour, de l’amitié comme autant d’agents irrationnels, comme les incalculables T, et comme des empreintes sur la surface extérieure, comme les indices de la fabrique du moi face à son propre reflet dans le miroir.
                                    

 — Ariane Müller


Le travail de Henrik Olesen (né au Danemark en 1967, résidant à Berlin) repose essentiellement sur la sculpture et le collage, et mêle des techniques de construction de soi, de la sexualité, et des narrations sur l’abstraction. Sa démarche évolue à l’intérieur de « groupes d’œuvres » incluant langage, poésie et texte, et interroge ainsi le corps en tant qu’apparition physique du langage. Pour sa première exposition personnelle en France à la Galerie Chantal Crousel, il présente 6 or 7 new works qui sont également des « groupes d’œuvres », hermétiques en eux-mêmes, mais aussi reliés les uns aux autres à travers une narration d’identités, considérées comme des objets, des icônes ou des espaces.

Henrik Olesen a été exposé dans le monde entier, dont des expositions personnelles au The Wattis Institute, San Francisco ; Museum Ludwig, Cologne (Prix Wolfgang Hahn) ; MoMA, New York ; Museum für Gegenwartskunst, Bâle ; Migros Museum für Gegenwartskunst, Zurich ; Portikus, Frankfort/Main (avec Judith Hopf) ; Secession, Vienne ; Sprengel Museum, Hannovre.

Il a notamment participé à des expositions internationales dans d’importantes institutions telles que le Stedelijk Museum, Amsterdam ; SMK National Gallery of Denmark, Copenhague (en tant que co-curateur avec Daniel Buchholz et Christopher Müller) ; Pinault Foundation, Venise ; Carré d’Art, Nîmes ; New Museum, New York ; Pinakothek der Moderne, Munich, et bien d’autres. Il a notamment été invité lors de manifestations internationales telles que la Biennale d’Istanbul ; Manifesta ; Biennale de Venise ; Biennale de Gwangju ; Biennale de Berlin. Le Museum Reina Sofia, Madrid lui consacrera une exposition monographique en 2019.

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