En visitant l'atelier de David Douard, je me suis souvenu d'un recueil de textes consacré au lettriste François Dufrêne. Notamment, un passage de l'introduction, mentionnant les thèses de Cesare Lombroso sur la concordance entre poésie moderne, aliénation mentale et troubles à l'ordre public, m'est revenu à l'esprit pendant notre discussion. Tristement célèbre pour sa théorie de la dégénérescence et de l'hérédité criminelle décelable anatomiquement, Lombroso se méfiait des avant-gardes. Inquiet du caractère contagieux que la poésie moderne pouvait faire courir à la société de la fin du XIXème siècle, le psychiatre turinois a analysé les phénomènes de dissociation de mots en comparant le cerveau d'aliénés et de certains poètes à « une usine privée de ses contremaîtres, dont les ouvriers continueraient certes à travailler, mais dans un désordre si complet, une absence de coordination telle que l'établissement ne produirait plus rien qui vaille. » Lombroso fait preuve, ici, d'une intuition déroutante, presque foucaldienne – les adversaires d'une forme, d'un geste ou d'une pensée étant parfois les exégètes les plus lucides.

Détraquée, l'usine de David Douard se nourrit, elle aussi, d'un flux poétique qui contamine les formes qu'elle recycle, puis qu'elle recrache dans l'espace d'exposition. S'étant intéressé de près au Lettrisme, David Douard connaît le potentiel disruptif d'une déstructuration sémantique. Son travail de sculpteur est traversé en continu par le langage, considérant le principe poétique comme un code corrompu, un virus informatique dont le potentiel d'altération viendrait reconfigurer la matière à la manière du glitch, télescopage accidentel de sons ou d'images  qui s'opère à la faveur d'un dysfonctionnement informatique.

La pratique sculpturale – reformulée selon des problèmes d'ingénierie de la communication – devient dès lors un territoire d'hybridation, un univers au sein duquel biologie et sciences de la communication sont soumises aux mêmes virus, où toute hétérogénéité peut être confrontée au démantèlement, au réassemblage, à l'investissement et à l'échange. Avec ce programme, David Douard dévoile et détourne les processus de transfusion qui relient les catégories biologiques, technologiques, politiques, mythologiques et identitaires au sein du capitalisme avancé – comme s'il existait un cousinage implicite entre les formes produites dans son atelier et la figure théorique hybride du cyborg, telle que Donna Haraway a pu la décrire dans les années 1980 pour étayer son cyberféminisme. Dans l'exposition Bat-Breath. Battery, les éprouvettes de laboratoire deviennent des pipes à eau pour inhaler des drogues, des bouches grimaçantes crachent de la connectique, les effets de textures s'entremêlent, des chevelures ondoient sous les surfaces de synthèse. Entre l'organique et la machine, le vivant et l'artefact, le corps et l'esprit, la nature et la culture, le sujet et l'objet, ou encore le masculin et le féminin, l'exposition toute entière est parcourue par des glissements de sens, des translations qui outrepassent ces dualités périmées du modernisme.

Le cœur de l'exposition est lui-même désaxé puisque l'espace de la galerie n'est que le récepteur d'une station de radio que David Douard diffuse depuis internet. Sa mission est d'émettre en continu des poèmes lus et malmenés par la chanteuse Pricilla Ay Avah dont la bouche est entravée par un curieux bijoux, mi-mors, mi-dentier. L'exposition s'envisage comme un salon d'écoute au sein duquel le flux poétique retransmis devient alors souffle, fumée, salive, ondes, fréquences, au service d'une pratique de la propagation et du décentrement. À l'image des photographies de spirites exhalant des substances blanchâtres en vogue au XIXème siècle, David Douard produit un art ectoplasmique, selon l'étymologie (ektos : « au dehors » / plasma : « forme »), puisqu'il nous donne la possibilité de percevoir les fluides qui nous traversent et nous transforment.

Gallien Déjean



David Douard est né en 1983 à Perpignan. Il vit et travaille à Aubervilliers.
Bat-Breath. Battery est la première exposition personnelle de David Douard à la Galerie Chantal Crousel. 
Son travail a été présenté dans de nombreuses institutions et centres d’art internationaux notamment : Fridericianum, Kassel (2015) ; Palais de Tokyo, Paris (2014) ; Biennale de Taipei (2014) ; Sculpture Center, New York, (2014) ; Astrup Fearnley Museet, Oslo (2014) ; Fondation d’entreprise Ricard, Paris (2012).



 

 

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