Pour sa première exposition personnelle à la Galerie Chantal Crousel, Glenn Ligon présente une nouvelle série de peintures sérigraphiées sur toile, en grands et petits formats, basée sur des formes abstraites de lettres ; deux néons aux motifs figuratifs, inspirés d’un projet non-réalisé de Pier Paolo Pasolini ; dix peintures à l’huile et à la poussière de charbon sur papier, réalisées à partir d’un texte de Gertrude Stein.

Depuis les années 90, Glenn Ligon explore l’histoire des États-Unis, la littérature et les questions de société en se concentrant sur les mots, leurs sens et leur illisibilité. En se référant à diverses sources littéraires telles que les écrits de James Baldwin, Gertrude Stein, Walt Whitman ou Jean Genet pour ne citer qu’eux, son approche confère au mot un poids et une densité presque palpable.

Dans cette nouvelle série d’œuvres présentée à Paris, Ligon conduit le texte vers une dimension encore plus abstraite. Un catalogue accompagnera l’exposition. Il contiendra un texte de Sara Nadal-Melsió, commissaire d’exposition, écrivain et enseignante, ainsi que les poèmes de Gregg Bordowitz, artiste, écrivain et professeur. Il sera publié en octobre 2018.
Une conversation aura lieu à la galerie entre l’artiste et Sara Nadal-Melsió le mardi 11 septembre.

Glenn Ligon a ouvert les portes de son studio à Sara Nadal-Melsió durant la préparation de cette exposition. Ainsi, l'auteur décrypte les œuvres présentées à travers trois notions : improvisation, frontalité, opacité.


Improvisation/Frontalité/Opacité
par Sara Nadal-Melsió

Improvisation/Debris Field

Debris Field, la série de sérigraphies de Glenn Ligon peut donner lieu à une lecture où les œuvres représentent des transpositions d’une abstraction et d’une conjecture improvisées. Alors que le mot « débris » semble figé au prétérit, temps des vestiges et des restes, temps aussi des témoins de ce qui n’existe plus, il évoque également l’acte de briser, de mettre en pièces quelque chose pour découvrir ce qui se trouve à l’intérieur. Le titre des séries, Study for Debris Field (étude pour champs de débris) ou Debris Fields (champs de débris), évoque une exploration sans fin de limites floues, marqueurs de la prématurité de l’exploration improvisée qui tente d’englober ce qui n’est encore ni nommé et ni figé. Ce n’est donc pas tant le champ ouvert des lettres en tant que tel mais les sérigraphies elles-mêmes, les objets qu’elles sont, qui composent les débris en question, vestiges de la partition d’un exercice de composition qui s’approprie les rythmes de l’improvisation musicale pour déconstruire le langage et le transformer en éléments séparés. C’est comme si Ligon avait pénétré à l’intérieur même du langage, au sein du noyau pré-linguistique qui l’étaye, pour trouver un moyen - à travers les envolées de la résonance musicale – d’émerger de son opacité, ayant réussi, au cours de son incursion prolongée dans les profondeurs de la langue, à débusquer la musicalité du son.

Dans ses tableaux Debris Field, l’implication sans faille de Ligon dans la complexité de l’improvisation est source de difficultés supplémentaires. D’une manière générale, la matérialité de son choix de support et l’abstraction réductrice inhérente à ce qui est linguistique sont des questions enfouies dans les surfaces des sérigraphies. Les problèmes posés par l’abstraction musicale et linguistique et leurs systèmes de notation sont d’un autre ordre, et ne peuvent être réduits à un simple effacement de l’oralité et du son. Néanmoins, la créativité dont fait preuve Ligon en s’appropriant la dislocation et la dispersion se traduit par un rythme anagrammatique qui brouille ces deux éléments. Les improvisations de Debris Field démontrent une sensibilité aux limites des mots, aux endroits où ils se séparent, à ce qui se trouve au cœur de cette abstraction et de son caractère impersonnel.

Même si les sérigraphies de la série ont toutes le même point de départ, et si les instruments qui entrent en jeu sont immuables, le résultat est toujours remarquablement différent. L’improvisation devient un système capable de générer de multiples résultats qui, sans être interchangeables, sont unis, de manière organique, dans leur différence, comme des grappes d’énoncés graphiques de ce qui est singulier, comme des zones d’intensité. Le domaine de la sérigraphie est incertain et multiple, la frontière n’est plus extérieure, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit d’une toile ou d’une citation issue d’un texte, mais dans la séparation entre deux lettres, dans le bord de la lettre et de la possibilité qu’il offre en matière de relation avec un autre caractère.

Les interventions performatives de Ligon sur les sérigraphies, qui se déroulent aussi bien dans son atelier que chez l’imprimeur, chorégraphient en outre sa gestuelle avec une légèreté qui offre un contraste frappant avec les superpositions réfléchies et délibérées de ses tableaux de texte. Ce qui était autrefois les mouvements limités d’un travailleur à sa tâche - au début de sa carrière Ligon était rédacteur - est devenu aujourd’hui un choix de composition. Les gestes d’entourer ou de barrer acquièrent désormais le côté ludique de l’improvisation, et les outils propres à un métier se font instruments de musique. Certaines lettres sont fantasmatiques, elles flottent dans les cercles blancs et se détachent ainsi sur le fond de la toile quand d’autres, bien qu’enfouies, demeurent pourtant encore visibles sous une couche de marqueur à l’encre noire qui, plutôt que de les effacer, les ancre délicatement dans le fond du Debris Field. L’insaisissabilité ou la fuite devant le poids représentatif de la nomination se transforme ici en agile improvisation. L’indicible formel est par conséquent créatif plutôt que simplement ambivalent, hésitant ou équivoque - des caractéristiques qui dépendent encore beaucoup de la sémantique. La transformation par Ligon de la lettre en un système de notation gestuelle est aussi une « babélisation » de la langue qui fait allusion à un langage secret de chiffrement et renvoie aux « mots sans aucun sens » des Ephesia grammata.

Il est possible de voir en les Debris Series de Ligon une expérience de chiffrement, d’improvisation et de relations incertaines. L’apparent hermétisme de la série serait ainsi non pas une quête d’isolement mais un appel à déchiffrer, l’expression du désir d’un mode de relation sublimé, né du secret partagé d’une nouvelle langue. Les sérigraphies de Debris annonceraient donc une abstraction plus inclusive, vers une poésie du possible qui ne sacrifie pas la singularité au nom de l’universalité. Ligon se trouve alors dans la position du musicien qui ne parvient pas à déchiffrer la transcription de sa propre improvisation, incapable de franchir la distance entre le son et sa notation, entre la lettre et la voix, la matière et le signe. Paradoxalement, le hiéroglyphe en devenir de l’abstraction qu’est la notation est précisément ce qui peut réussir à contenir, caché dans des grammata, l’avènement de l’improvisation, son incarnation dans l’expérience de la présence physique.


Frontalité /Notes for a Poem on the Third World

La présence physique joue également un rôle important dans la plus récente série de sculptures en néon de Glenn Ligon, des contours de mains figuratifs. Ancrées dans la lecture par l’artiste de la proposition de Pasolini en 1968 pour ses Notes for a Poem on the Third World (Notes pour un poème sur le tiers-monde) destinée à devenir un film jamais réalisé, dont elles empruntent le titre, ces œuvres sont porteuses de l’urgence d’un moment politique difficile où la linguistique, ayant été prise en otage, n’est plus en mesure d’exprimer efficacement la dissidence.

La fascination de Pier Paolo Pasolini pour la frontalité au cinéma, le fait que les visages et les corps filmés soient des objets opaques qui nous renvoient directement notre regard, son rejet des profils ou des représentations stylisées de la silhouette humaine, sont ses façons de tenter de conserver la force du singulier et sa différence rebelle. Sa formalisation cinématographique de la figure humaine et son militantisme politique sont inséparables. La grammaire vivante des corps, des visages et des gestes devient une forme de résistance. Les Notes for a Poem on the Third World de Ligon, une série de cinq sculptures de néons représentant des mains, dont pour l’instant seuls les chapitres un et deux ont été achevés, marchent sur les traces de Pasolini en utilisant, elles aussi, le langage de la réalité concrète des corps.

La première œuvre en relief au néon de Glenn Ligon, Warm Broad Glow (2005), reprend - comme dans les dessins Soleil Nègre, présentés à la galerie Chantal Crousel - l’expression « negro sunshine ». Le titre et l’écriture sont tirés de la description de personnages noirs par Gertrude Stein dans son roman « Trois vies », paru en 1909. L’expression descriptive de Stein se révèle être une conceptualisation idéologique de la « Blackness » (négritude), qui participe de la marchandisation de la réalité physique des corps qu’elle est censée décrire. Pour Warm Broad Glow (Large lueur chaleureuse), Ligon a recouvert de peinture noire la surface antérieure de tubes de néons blancs fluorescents, de sorte que le texte semble éclairé par l’arrière. Ceci permet ainsi à l’opacité de se replier sur la lumière, et vice versa. En outre, son utilisation de tubes de néon - dont il se sert pour capturer un gaz sans forme propre avec lequel il va produire un texte - rappelle qu’en nommant les concepts on leur donne le pouvoir de façonner la réalité. Ligon se sert en fait de cette caractéristique formelle pour inverser l’équation, de sorte que la réalité physique et l’opacité des corps noirs viennent perturber la prose littéraire impeccable de Gertrude Stein.

Les deux néons éminemment figuratifs de Notes for a Poem on the Third World (chapter one) voient Glenn Ligon abandonner le texte manuscrit de ses précédentes sculptures au néon, ainsi que la critique de la représentation qui est partie intégrante de Hands, son tableau de 1996. Les mains, à nouveau soulignées par des néons blancs recouverts de peinture noire, ont toute la frontalité d’un gros plan de Pasolini. Elles représentent un geste désormais omniprésent dans les manifestations contre la brutalité policière aux États-Unis organisées par « Black Lives Matter », le mouvement né en 2013 à la suite de l’acquittement du policier qui a tué Trayvon Martin, un adolescent. Au son du slogan scandé « Hands Up, Don’t Shoot » (j’ai les mains en l’air, ne tirez pas !), en référence à l’assassinat en 2014 de Michael Brown par la police, les manifestants levent en l’air leurs mains, paumes vers l’avant, reproduisant ainsi le dernier geste de la victime. Les attitudes physiques et les slogans que scandent les membres du mouvement « Black Lives Matter » en tant qu’expression réussie de la lutte politique, indiquent bien le grand écart nécessaire pour passer de la fausse universalité du mouvement « All Lives Matter » (toutes les vies comptent) et de ses tentatives d’effacer les différences, à l’abstraction singulière et incarnée de « Black Lives Matter ». L’œuvre au néon surdimensionnée de Ligon lui sert à amplifier l’abstraction concrète du geste emblématique de « Black Lives Matter » et se positionne dans son prolongement. Ses deux mains vides se tendent vers la possibilité d’une relation, aux autres et au monde, qu’elles cherchent à atteindre tout en exposant simultanément la vulnérabilité et la résistance des corps noirs : elles expriment à la fois une capitulation périlleuse et l’exigence de la fin ou d’une suspension du statu quo actuel et, ce faisant, assument le rôle d’un identifiant politique.

Opacité/Soleil Nègre

Les tableaux de texte de Glenn Ligon sont des œuvres dont la grande sobriété est rendue possible par le rôle central qu’y joue l’abstraction du langage et de l’écriture en tant que technologie de séparation, notamment dans ses répétitions en série de citations de James Baldwin, Zora Neale Hurston, Ralph Ellison, Gertrude Stein et Jean Genet. Néanmoins, Ligon a souvent évoqué sa réaction « viscérale » à ces textes, et la matérialité de son choix de mots doit être prise au pied de la lettre. Être viscéralement touché par les mots, c’est ressentir un contact intérieur avec ce que le sujet a de plus profond, même s’il est quelque peu impersonnel. Les mouvements contradictoires vers l’abstraction et l’intimité finissent par se retrouver dans la matérialisation de la lettre manuscrite qu’effectue Ligon. L’écriture, en tant que technique en relation avec le corps humain, est présentée comme un site fertile de tensions continues, une surface picturale.

L’écriture sépare et produit des limites, et c’est ce qui lui permet de s’épanouir : elle met en place des frontières entre le lecteur et le texte, la voix et la lettre, un mot et un autre mot. La mise à distance et la séparation inscrites dans un mot écrit sont aussi le terrain où éclosent le désir et sa temporalité. L’écriture comporte en outre une promesse d’intimité, de mots qui au lieu d’être proclamés en public sont chuchotés dans le domaine privé qu’est la lettre. Certaines missives sont relues si souvent que leur texte devient illisible sur la page mais leur contenu se grave dans le corps, incorporé et digéré dans l’intimité par son destinataire. Pensez à la nécessité que l’on ressent de toucher les lettres d’un texte comme à un réflexe destiné à raccourcir la distance et à atténuer la séparation, des désirs qui forment à leur tour la base même de toute relation.

Dans ses œuvres textuelles, c’est à travers le côté tactile de la peinture que Ligon résiste à l’abstraction du langage à la surface du tableau. Il ne perturbe pas simplement la lisibilité du texte, il enduit, macule et souille le corps des lettres avec un bâtonnet de peinture à l’huile et de la poussière de charbon pour montrer la sexualité en tant qu’expression publique qui recherche l’obscurité et s’y complaît. Ce n’est donc pas en tant que source de sens que Ligon transmet ou cite un texte : il inscrit et réinscrit l’expérience d’être touché par des mots, comme on peut être touché par une main qui sait caresser et retenir, mais aussi griffer ou agripper violemment.

De plus, quand Glenn Ligon élimine l’écriture manuelle, à laquelle il préfère le pochoir, pris entre le peintre et la toile, il s’agit à la fois d’un geste de détachement impersonnel et d’une érotisation plus marquée. Le pochoir en tant qu’obstacle sert également de support à la distance qui, de tous temps, sépare le lecteur du texte, en constituant aussi une étape cruciale dans la production de la lecture en tant qu’intimité et désir. L’impersonnalité du pochoir, l’effacement du geste pictural comme origine, fait encore davantage ressembler l’acte de lire à celui de toucher ce qui est déjà imprimé et réimprimé sur la toile ou la page. L’illusion de l’originalité n’intéresse Ligon ni dans son rôle de lecteur ni dans son rôle de peintre, il lui préfère l’exploration des espaces de représentation dans lesquels le sujet se trouve projeté. Le précédent s’écrit alors aussi dans la mesure où les mots sur la toile sont fondés sur la primauté de l’histoire en tant qu’espace de représentation. L’histoire, qui revêt la forme de multiples couches de peinture, donne de la masse et du poids à la toile et l’ancre dans la production sociale du savoir et de ses leurres identitaires : race, genre, sexualité, classe sociale. Continuer à employer la peinture comme support, plus une dialectique qu’une contradiction, est aussi une manière de conserver l’histoire comme source de densité résiduelle et opaque, le réceptacle d’un souvenir porteur d’une douleur et d’un poids redoutables.

Les couches successives que comporte la surface picturale sont aussi une conséquence de la difficulté de la relation, un refus de s’identifier pleinement et, surtout, d’être confondu avec les figures se trouvant sur la page ou sur la toile. Isolée, séparée de l’arrière-plan qui la rend visible au départ, la « figure » de la langue pose problème à la peinture parce qu’elle refuse que l’on s’empare complètement d’elle. La confrontation avec l’opacité du texte en tant qu’objet dense, avec l’angle mort qui exprime toujours le sens, offre une vue du langage depuis son intérieur. Cette perspective va à l’encontre, d’une part, des deux dimensions de la toile et, d’autre part, de la structure d’opposition de la linguistique. Au lieu de cela, nous nous retrouvons confrontés à un objet qui présente la résistance de ce qui est opaque, et où le volume devient donc un rappel que l’intérieur de l’objet reste impénétrable, qu’il nous résiste.

 

Glenn Ligon (né en 1960) vit et travaille à New York.

De nombreuses institutions telles que le Whitney Museum of American Art à New York, Camden Arts Centre à Londres, le Power Plant à Toronto, le Walker Art Center à Minneapolis, le Studio Museum à Harlem, Institute of Contemporary Art à Philadelphie, ou encore le Kunstverein Munich ont exposé son travail. Il a notamment participé à plusieurs grandes manifestations collectives : la Biennale de Berlin (2014), la Biennale d’Istanbul (2011), documenta XI (2002), la Biennale de Gwangju (2000), la Biennale de Venise (1997 et 2015) et la Biennale Whitney (1991 et 1993).

Son œuvre fait également partie de nombreuses collections telles que celles du Art Institute of Chicago, Baltimore Museum of Art, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh,  Centre national d’Art et de Culture Georges-Pompidou, Paris, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Washington D.C., Los Angeles County Museum of Art, CA, Metropolitan Museum of Art, New York, Museum of Contemporary Art, Chicago, Museum of Modern Art, New York, Philadelphia Museum of Art, San Francisco Museum of Modern Art, Solomon R. Guggenheim Museum, New York, The Studio Museum in Harlem, New York, Tate Modern, London, Walker Art Center, Minneapolis, et Whitney Museum of American Art, New York.

Conversation between Glenn Ligon and Sara Nadal-Melsió at Galerie Chantal Crousel, Paris. from Galerie Chantal Crousel on Vimeo.

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