Roberto Cuoghi

PEPSIS

15 octobre — 16 novembre 2024 | en cours

Pour sa première exposition à la Galerie Chantal Crousel, Roberto Cuoghi présente un nouveau chapitre de PEPSIS.

Le projet PEPSIS s’identifie à une pulsion primaire que l’artiste nomme stylisation, un phénomène logique de simplification qui conditionne chaque aspect de notre vie intime et sociale.

De l’apprentissage par imitation à l’utilisation de signes et de symboles comme outil de représentation des idées, la stylisation montre l’essence de notre structure mentale, cette dernière étant résolue à influencer le cours des événements à notre avantage en évitant les risques et les échecs.

Dans cette démarche de stylisation, les désirs correspondent à l’accumulation de modèles de références toujours plus accessibles et praticables.

Avec l’augmentation des capacités à stocker l’information, le rythme des communications et leurs assimilations se sont accélérés, créant le besoin de simplifier les contenus.

Le nombre croissant de modèles de références disponibles conduit, du fait de nos limites cognitives, à une approximation de leurs significations.

Dominé par l’instinct à reproduire les modes de vie, les règles de conduite et les formes de présentation, et aspiré par la loi du moindre effort, il est possible que le désir de voir le déjà vu soit notre destinée inexorable.

L’overdose de références est réduite à un ensemble d’options sans critère hiérarchique. Le principe d’équivalence ne crée pas une classification suffisante, et les modèles de niveau supérieur ne peuvent plus se distinguer des autres modèles de niveau inférieur. La syntaxe est perdue, et donc le sens complet et véritable des références, arbitrairement stylisées par les règles conventionnelles, sans conséquence.

Dans PEPSIS, la notion de stylisation devient méthode pour faire peinture, délégitimant l’authenticité et la recherche de la nouveauté, traditionnellement moteur dans l’histoire de la peinture.

Dans l'exposition, les propositions personnelles sont, sans aucune logique, arbitrairement mélangées avec Google Lens. Les œuvres puisent leurs origines d'une image d'Internet, d'une pochette d'album de jazz chérie, d'une scène de fête d'anniversaire tirée d'un thriller de 1992 et d'une photographie prise à Milan. Le spectateur est tenté de créer des liens entre les séries, de faire des raccourcis lorsqu’il est exposé à une information incohérente. Il est toujours plus aisé de construire son propre « Musée Imaginaire » avec des styles, médiums et sujets qui semblent familiers. Tel un déjà vu, il peut être difficile d’accepter l’idée que cette impression soit fausse.

Pepsis est le nom scientifique d’une guêpe parasitoïde qui manipule le comportement d’autres insectes, les transformant en nids pour ses larves. L’insecte hôte est transformé en une entité autre, renonçant à être autre chose que le garde-manger de son parasite, devenant un véritable dispositif de réplication.



Roberto Cuoghi
By Giorgio Verzotti 

Avec les œuvres réunies sous le titre PEPSIS, Roberto Cuoghi manifeste une intention très dure faite de phrases lapidaires. Il décrit notre régime d’aliénation en affirmant qu’il n’existe pas d’alternative à l’adaptation — une condition qui ne concerne pas seulement le monde de l’art, son champ d’intervention et ses spectateurs, mais l’existence même.  

S’agit-il encore d’une démesure, parmi toutes celles que l’artiste a disséminées dans son œuvre, ses images et ses écrits ? Il est vrai que la possibilité même d’une dialectique norme/transgression a disparu avec les capacités infinies du pouvoir, au point que dès 1985, Hal Foster, expert en esthétique, estimait que la résistance était la seule réponse possible. La résistance au pouvoir implique une posture et non une action, quelque chose qui relève de l’être et non du faire, toute action étant inefficace dans cette perspective.

Si la stylisation est à la formation ce que le style est à la forme, c’est-à-dire si nous retirons l’action de ces deux derniers termes, il ne reste en effet que l’être. Un être résistant ? En tout cas, rien ne nous empêche d’essayer : devenons hostiles au style.

Michel Foucault disait en substance que si nous ne pouvons pas être antagonistes, nous sommes au moins agonistes. En adoptant la démesure comme mesure du monde, on pousse à l’extrême ce choix d’adaptation plus ou moins forcé. On fait fonctionner le système jusqu’à l’excès, jusqu’à la surchauffe par surproduction, ce qui le dérègle et peut ouvrir à d’autres fonctionnements.

Roberto Cuoghi l’a d’ailleurs fait dans ce livre dont le titre ressemblant à un virelangue annonçait déjà ce style oraculaire poussé jusqu’à l’incompréhensibilité délibérée qui anime l’ensemble de la publication. L’artiste a écrit un texte qu’il a fait traduire en plusieurs langues : serbe, chinois, finlandais, russe, arabe, japonais, turc, slovène et grec, ainsi que dans les langues de communautés locales vivant à travers le monde, comme le quechua, le mixe et le toba, puis a retraduit le tout plusieurs fois en italien. Bien sûr, cela produit une distorsion presque totale du texte original, qui pourtant prévoyait déjà la nature insaisissable de son sens. Andrea Cortellessa, dans son essai sur Roberto Cuoghi pour le catalogue de l’exposition qui a débuté au Centre d’Art Contemporain de Genève en 2017, rappelle qu’il y a eu un précédent. Eugenio Montale avait imaginé et adopté une démarche similaire en poésie ; et dans le domaine des arts visuels, souvenons-nous que la même logique (mais sans démesure !) régit l’installation Polished de Bertrand Lavier (1976).

En somme, les poètes et les artistes y sont habitués. Ils utilisent un système de l’intérieur et parviennent à l’entraver en opérant uniquement avec les lois qui le constituent. Roberto Cuoghi, comme toujours, force le trait : si Alighiero Boetti opposait l’ordre et le désordre, poussant le langage jusqu’au seuil du chaos babélien, l’artiste, lui, le plonge dedans. Il y a même du sens dans ce jeu délirant du non-sens : le système, en étant saboté, dévoile aussi son fonctionnement. Il relève de la culture, pas de la nature. Il peut devenir un champ d’action.

Les mots surchauffe et surproduction ont en commun le préfixe sur. Dans sa polémique avec André Breton, Georges Bataille a écrit le célèbre article « La “vieille taupe” et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréalisme », où il attribuait une valeur négative au préfixe en raison de son sens sublimateur, car sur signifie aspirer aux idéaux, à la rationalité classique sur laquelle est fondée la culture bourgeoise. Néanmoins, on peut aussi l’entendre dans le sens peut-être plus « matérialiste » indiqué jusqu’ici : après que le moteur ait surchauffé au point de fondre, à nous de le transformer en autre chose. Ou bien, et c’est sa raison d’être, on peut utiliser le projet PEPSIS comme une méthode qui, en un sens, abuse d’elle-même. Autrement dit, on peut l’utiliser à notre avantage. Comme une anomalie à l’intérieur d’un système qui ne le dérègle pas, mais qui, si on la laisse persister, contribue à le faire fonctionner de manière inattendue. De même, l’artiste opérant à l’intérieur du système trouve une possibilité similaire en agissant comme l’insecte parasite qui conditionne l’existence de son hôte. Il utilise discrètement le système à son avantage, peut-être clandestinement.

Avec cette exposition à la Galerie Chantal Crousel, Roberto Cuoghi, qui a toujours été un artiste pour le moins polyvalent, « entre » dans le système de la peinture, dans la peinture comme discipline spécifique, pour ainsi dire, avec la ferme intention d’en subvertir le statut. Une peinture qui va à l’encontre d’elle-même, surtout contre l’obligation, aujourd’hui incontournable, d’innovation linguistique et conceptuelle. Cette dernière n’est désormais plus une instance émancipatrice, mais un enjeu marketing où le trait distinctif devient outil de promotion. Même l’Académie vous apprend à être antiacadémique.

Dans les tableaux réalisés pour l’exposition, l’artiste adopte certaines stratégies, même si ce terme ne lui convient pas puisqu’il travaille surtout à l’instinct. Il n’y a ici rien d’innovant. Le visiteur fait face à plusieurs groupes d’œuvres similaires, autant d’îlots thématiques autonomes qui parfois se croisent et se confondent, mais qui dans l’ensemble produisent une impression de déjà-vu. Roberto Cuoghi semble réutiliser certains clichés sédimentés par la peinture contemporaine et se les réapproprier dans la nette intention d’affaiblir à la fois l’autorialité de l’artiste et celle des sujets qu’il peint — même lorsqu’il les peint magistralement, comme dans les belles aquarelles peuplées de figures féminines féériques, et plus encore quand il cherche à revenir à la bad painting d’il y a quelques années. Il y a des relations de sens entre des images qui se révèlent finalement incohérentes entre elles, ou des détails qui migrent et réapparaissent dans des contextes discordants. La plupart des images ne sont pas originales, mais ce ne sont pas non plus strictement des copies : elles réapparaissent dans des réitérations juste assez différenciées pour leur ôter tout soupçon d’authenticité. Il y a un bel exemple de figuration limpide et solaire réalisé avec la délicatesse de l’aquarelle sur papier monté sur toile, où une série de personnages aux dimensions presque réelles nous regarde, mais avec des traits exagérés à la limite de la caricature, la peinture confinant alors à sa propre parodie. Enfin, notons que si la stylisation procède par simplification et répétition, ici tout est compliqué et rien ne se répète, ce qui est déjà un accomplissement.

Pour revenir à Bataille, Roberto Cuoghi a toujours été à la fois l’aigle qui vole haut dans les cieux hégéliens et la vieille taupe marxiste qui creuse sous terre. Son attention aux facteurs formels frôle la virtuosité et sa maîtrise de la composition est indiscutable, mais il fait aussi émerger l’informe de façon presque déréglée, une matière tuméfiée, purulente, en décomposition, comme dans un monde qui se transforme mais en allant vers le bas, peut-être justement vers le bas matérialisme de Georges Bataille.

Ce balancement d’un extrême à l’autre montre à quel point l’artiste échappe à toute définition univoque et rassurante de son statut ; c’est une question de posture, ou de caractère, qui l’incite toujours à la démesure, à l’excès. Ce n’est pas un programme, c’est une dimension de l’être et non du faire. Roberto Cuoghi a dit un jour qu’il aimait « donner tort à tout le monde » : voilà une façon avantageuse de réagir à l’adaptation.  

—Giorgio Verzotti

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