Par-delà son écoute intérieure, intime, de la musique… qui entre en résonance avec ses propres vibrations, l’interprète est confronté à l’émission de ce qu’il entend en lui-même.
Quel geste trouver pour dire ma musique intérieure ? Globalement, la technique du geste est ici questionnée.
Ce sera une gestuelle mille fois répétée, alliant une sensibilité parfois exacerbée au geste millimétré dans sa précision, sa finesse, sa finalité.
Mais aussi, savoir écouter son propre geste, son inventivité, accepter de le recevoir lorsqu’il révèle une soudaine résonance inattendue.
La motricité indéfiniment sollicitée du bras, de la main, de chacun des doigts, de leurs positionnements, vient se conjuguer, et même se fondre avec la sensibilité qui s’affine dans une forme d’indicible.
Voici en quelques mots, brossé le subtil tissage, en deçà du langage, de l’alliance, de l’alliage des sensations corporelles avec les plus fines vibrations, celles de l’émotion musicale.
Ces mêmes vibrations qui m’habitent en tant que musicien, Anri Sala m’invita à les mettre en résonance avec celles de cet hôte inouï que fut « mon escargot » juché sur mon archet !
Dirai-je que je dus m’identifier au langage corporel de mon escargot ? Récepteur de ses appuis ? ses arrêts ? ses palpations ? ses progressions ? à l’écoute de ce qu’il m’en faisait pressentir, ressentir ?
Je dus intégrer toute sa mouvance dans ma propre malléabilité instrumentale. Ce fut parfois un compagnonnage acrobatique, m’obligeant à m découvrir dans une expression inventive, questionnant alors ma réceptivité à l’écoute de mes propres gestes, inhabituels, sollicités, provoqués par « mon escargot ».
Certes, mais pour autant, ce gastéropode fut suffisamment souple pour que cette Élégie si profonde n’en soit pas altérée, je dirais même qu’elle en fut, en quelque sorte, sublimée.
Toutes ces évocations m’ont-elles servi à me tenir en deçà de mon véritable questionnement : mon ébranlement personnel…
Pourquoi cette oeuvre ?
Elle est comme un cri du coeur, celui du déchirement.
Alphonse ONNOU est décédé, merveilleux violoniste fondateur du Quatuor Pro Arte ; son alter-ego, Germain Prevots, l’altiste, se tourne vers Stravinsky en quête d’une Élégie, du grec « élégia », ce « Chant de Mort ».
Une écriture en double corde, double voix qui ne cessent de s’entrelacer, qui font surgir un chant d’amour et de deuil, long, lent, insistant, pénétrant au coeur du drame de la séparation, celle qui rend la présence encore plus absente.
L’escargot est-il là pour signifier un attachement indélébile, fait pour se coller toujours plus… et quand il se déplace, il laisse une trace argentée, signe de sa présence lumineuse…
Sa lenteur serait-elle le témoin d’un temps suspendu ?
Ombre portée de l’autre sur mon archet, de l’autre ? de Qui ?
de qui à jamais perdu et pourtant toujours présent…
Ce « Visiteur du Moi », comme le nommait Alain Mijolla, analysant chez Rimbaud, ces présences intérieures qui nous hantent…
toujours présentes, toujours manquantes.
Stravinsky revint en Russie après 48 ans d’exil. Que d’ombres portées dans son Élégie, fantômes perdus d’un exil douloureux.
L’élégie en suinte, l’escargot aussi.
— Gérard Caussé, à propos de Anri Sala, If and Only If, 2018.
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