Fabrice Gygi

Un moment avec — "Gygi & Gas: Thirty-one Years of Exchange" : extrait choisi

8 avril — 8 mai 2020
Publication

Video-videor

Au bord, au seuil, à la limite. Le bord, c'est toujours le lieu du regard, le lieu depuis lequel je regarde, le lieu depuis lequel on me regarde. C'est le même lieu, le même bord, la même limite.
   
Rien ne défile devant moi sans que mon regard ne s'y perde — comme on peut se perdre dans une forêt, égaré, affolé de ne plus retrouver son chemin, sa voie, sa maison, mais aussi comme on peut perdre quelqu'un, l'ami, l'amour, la passion, ce qui nous est le plus cher. Perdu, entre l'égarement et le deuil, le regard cherche un refuge. Mais par-là, il se cherche. Il veut garder quelque chose de ce qu'il perd, lorsqu'il regarde. En somme, le regard perd et garde quelque chose, tout à la fois, en même temps. Mais ce qu'il perd et ce qu'il garde, ce n'est pas la même chose. Plus jamais la même chose. Ce qui se perd est perdu, à jamais, et ce qui se garde, se regarde, justement. En ce sens, lorsque je regarde quelque chose, je suis toujours en retard, en arrière, en retrait. Je viens toujours après l'événement, la manifestation, l'apparition.
Je viens ou j'arrive, lorsque tout est fini, presque achevé, lorsque tout est en train de disparaître. On est déjà en train de démonter le décor, et moi je regarde comme si c'était la première fois, ou pour la première fois. Je vois ce qui n'est déjà plus comme si quelque chose surgissait à l'instant. Je vois le vide comme s'il était plein, je vois le blanc noir, le noir blanc, le vivant mort, le mort vivant. Mais il n'y a rien d'autre à voir. C'est mon regard, c'est le regard qui est comme ça. Toujours perdu. Gardien malheureux de sa propre perte. Il va tout faire cependant pour parer sa perte. Comme dans les Cités idéales de l'Antiquité, il va inventer des gardiens de gardiens, des super-gardiens, à l'infini. Il va inventer des gardiens pour se protéger contre ses propres gardiens. Il va produire une stratégie pour se protéger contre sa propre protection, pour se défendre contre son propre système de défense.

Sans trop de difficulté, on peut dire que le regard est une protection. Regarder, c'est déjà se défendre. C'est déjà défendre l'horizon de sa perte. Mais pour le regard, se défendre, c'est non seulement défendre un lieu, un territoire, un bien, comme une armée peut le faire, ou comme on parle de "défense" dans certains sports d'équipe. Mais c'est aussi défendre de faire quelque chose. C'est interdire ou s'interdire. C'est donc poser une règle, une loi, parfois sacrée, parfois profane. Une règle du jeu, pour jouer bien entendu, mais aussi pour construire, pour bâtir, pour édifier. Pour habiter. Je veux bâtir ma propre demeure. Je veux construire un lieu pour vivre et pour mourir, un berceau-tombeau, mais selon les règles du jeu. Mes règles à moi sont mes défenses. A la fois, par-là, je me défends d'en avoir d'autres et je me défends contre les autres. Je m'invente un gardien juste pour moi. Le gardien de ma perte, en somme. Celui qui veille sur ma perte, mais aussi qui veille à ma perte. Je lui fais confiance. Aveuglément.
 Encore une fois, je bâtis ma propre demeure, pour vivre certes, mais surtout pour survivre. Un bâtiment de survie. Un abri de survie à ma propre perte. Non pour être immortel, comme un dieu parmi les hommes, mais pour n'être que mortel, pour être le mortel que je suis. Pour être déjà celui qui un jour tombera. Ma demeure est un abri. Un abri anti-perte, où je me perds, où mon regard se perd. Mais aussi où mon regard se voit déjà perdu. Video-videor. Par cet abri, dans cet abri, je peux me voir depuis le lieu où je me perds. Je vois-je suis vu. Je peux me voir, je peux m'y voir perdu — égaré et endeuillé, tout à la fois. Mon abri, c'est le lieu depuis lequel je me vois déjà mort. Mais ce lieu n'existe pas, pas plus que n'existe le montage d'un château de cartes. Il n'existe pas, mais il se construit, se monte et s'assemble. Il n'existe que le temps d'un montage. Il n'est que du montage. Du montage démontable. Mais il y a là tout ce qu'il faut. Il y en a trop, toujours trop. C'est toujours trop ou trop peu, toujours trop tôt ou trop tard.

Je n'y suis jamais « vraiment », dans ce lieu. Je n'y suis jamais présent corps et âme, dans ce lieu où je me vois disparaître. Je n'y suis que de passage, en voyage. Je n'y suis jamais "totalement", mais toujours morcelé. Bout par bout, un membre après l'autre, un membre à la place de l'autre ou pour un autre. Et pourtant, c'est dans ces membres, bout à bout, que je suis vraiment et totalement à l'abri de ma propre perte. Je survis dans un membre. Lorsque je bâtis ma demeure, je veux dire simplement que je me démembre, ou que j'habite un membre, un de mes membres. Je m'y abrite, pour me défendre contre moi-même, pour défendre à mon corps d'y demeurer à ma place. Car je n'ai qu'une place de passage, passagère, qu'il faut défendre. C'est le membre que j'habite, c'est le membre qui me construit l'habit, le cuir, la peau, ce lieu limite, ce bord de chair, entre un dedans et un dehors, ce seuil entre l'avant et l'après, qui me protège contre mon propre corps. Membre, membres, je bâtis ma propre demeure.

Autour de moi, il n'y a que du vide. Vide en haut, vide en bas, vide à gauche, vide à droite. Et plus le vide s'accroît, plus le tout s'accélère. De plus en plus souvent, je dois changer de lieu, me déplacer, me démembrer. Je dois donc me protéger de plus en plus, multiplier les stratégies, collectionner les montages, répéter les règles du jeu pour retarder le plus longtemps possible l'évènement de la perte. Mais dans ce jeu, je suis toujours perdant — ou plutôt, toujours perdu. Car n'ayant rien d'autre qu'un lieu de passage, un lieu fabriqué de mes membres, à l'occasion de mes membres, rien ne peut se perdre, mais tout peut me perdre. Je peux me perdre dans mes membres. Je peux me réduire à un membre. Comme une peau, un membre peut devenir chagrin. Mon regard perdu est un membre chagrin. Sans gardien. A corps perdu.
Au seuil de mon regard, je m'y suis confondu. Comme un aveugle, je vois de mes membres, depuis le noir, depuis la cendre d'un de ces membres, qui me protège et me menace tout à la fois.


— Serge Margel


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