« La traversée réaffirme que le monde n’est pas un processus sans bavure », déclare le philosophe Jean-Godeffroy Bidima dont les travaux sur l’identité africaine s’articulent autour de cette notion qu’il envisage comme résolument plurielle. Sa définition est une promesse, tournée vers des devenirs et des excroissances, qui ouvre l’articulation entre identité, traversée et mémoire, à une constellation de possibles. Alors que la question migratoire est au cœur de nos sociétés, et que l’Occident peine à sortir du discours post-colonial, le projet Traversées questionne les ressorts du voyage, du déplacement,qui irriguent l’œuvre de Kimsooja et d’artistes qui, à partir de leur expérience personnelle et sans dogmatisme, captent et traduisent les flux perceptibles et invisibles d’un monde  de plus en plus instable. Ce qui lie des migrations choisies et contraintes, c’est probablement l’expérience du déracinement.

Donner symboliquement les clefs de la ville de Poitiers à Kimsooja est l’acceptation sans retenue de faire de la mémoire un espace tourné vers l’avenir. C’est aussi offrir à son œuvre la possibilité d’être ré-investie, de s’ancrer dans une autre temporalité, d’y inscrire en filigrane de nouvelles lignes, tissées avec la pensée de Michel Foucault, avec la mémoire de l’ancien palais de justice, la spiritualité des lieux de culte, la générosité vibrante de la Villa Bloch… Ces traversées dessinent d’autres chemins, esquissent un nouveau chapitre dans cette cité à l’histoire millénaire, qui ne sera pas seulement racontée mais vécue et partagée. Les habitants de la ville et les visiteurs deviennent des marcheurs arpentant, sur les traces des artistes, ces bifurcations en une désorientation qui ouvre sur l’infini du monde. Ces promenades génèrent une errance  métaphorique au sein de la ville ouverte et invitent à « s’enraciner dans l’absence de lieu », selon l’expression de la philosophe Simone Weil.

La traversée est un voyage, une expérience de l’altérité et de l’hospitalité.  
Traversées / Kimsooja, propose, non pas des routes tracées, mais des chemins suggérés où chacun peut inventer son propre voyage. De même, les artistes qui accompagnent la proposition de Kimsooja font « saillir la vie , l’active, l’intensifie, la renouvelle1 ». L’imaginaire de la ville se transforme à travers ces propositions singulières, ouvrant sur ses multiples temporalités historiques, sociales, collectives et individuelles. Dans ce kaléïdoscope temporel, chaque mouvement, geste, respiration et regard devient un autre lieu de découverte physique et métaphysique, et constitue une mémoire partagée, tissée par ces gestes et ces œuvres qui composent, au même titre que les Thread Routes de Kimsooja, un « lent et silencieux voyage ».

L’œuvre de Kimsooja transfigure l’espace en expérience sensible. Elle creuse l’architecture des différents édifices, y laisse advenir de nouvelles sensations, en fait vaciller la stabilité. Elle inscrit un vide  dans le plein de la pierre, cet espace interstitiel essentiel à la dialectique du Yin et Yang, au rythme de la respiration, cette pulsation à la base de la vie. Inspirée par la pensée de Michel Foucault et sa définition de l’hétérotopie qui « a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles2 », Kimsooja, par un jeu de lumière et de miroirs, diffracte l’espace  à l’image de son œuvre To Breathe. Ces lieux se dématérialisent, oublient le poids de l’histoire pour devenir à leur tour nomades, des lieux sans lieux qui  pour reprendre la pensée du philosophe, produisent l’écart nécessaire à de possibles utopies coexistentes. Kimsooja opère un renversement métonymique de l’ordre du monde qui est une réponse esthétique à ses turbulences et violences. L’horizontalité devient instable tant elle se meut, par l’effet des miroirs, en une profondeur abyssale, conférant à l’espace une qualité atmosphérique. « Je voudrais créer des œuvres qui soient comme l’eau et l’air, qui ne peuvent être possédées mais qui peuvent se partager avec tout le monde », confie Kimsooja. A l’image de ce monde miniature contenu dans le bottari, l’œuvre de Kimsooja se confond avec l’espace qu’elle vient habiter. Ces tissus, films de lumière et miroirs qui composent son vocabulaire deviennent comme des corps, des membranes, des peaux sensibles, réactives et révélatrices, filtrant et diffractant les stridences de la vie urbaine, les éclats de lumières, énergies et court circuits électriques qui sillonnent le monde extérieur afin de les transformer en une expérience plastique et picturale sans cesse renouvelée.

Les œuvres des artistes invités s’immiscent dans la ville et offrent des réceptacles partagés pour des corps oppressés par les dissonances du monde qui progressivement respirent ou modèlent, telle la glaise d’Archive of Mind, à l’unisson. Il se dégage de ces propositions artistiques une émotion, la prise de conscience qu’à présent nous pouvons concevoir, selon les mots de Jean-Paul Sartre à la veille de la seconde guerre mondiale, « ce qu’est une émotion. C’est une transformation du monde3 ».

—Emma Lavigne et Emmanuelle de Montgazon

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