Rirkrit Tiravanija investit la galerie Chantal Crousel pour sa sixième exposition personnelle avec un nouvel ensemble d’œuvres textiles et de marbres.

Réalisés dans la plus pure tradition des métiers de lisse, les tapis d’Aubusson présentés au mur et au sol sont le support pour véhiculer de nouveaux slogans de l’artiste. À la croisée de l’activisme politique et du marketing commercial, les mots se déploient sur fond de cartes géographiques américaines empruntées aux « maps » de Jasper Johns qu’il réalise entre 1960 et 1965. D’autres textes se superposent également au drapeau américain – tel que représenté par Jasper Johns à partir de 1954 – dans une série de pièces uniques en marbre, créant échos et tensions comme gravés pour l’éternité.

Rirkrit Tiravanija s’est entretenu avec l’historien de l’art Jörn Schafaff au sujet de la conception de cette exposition. La version intégrale de l'interview et le plan sont téléchargeables ici.


Jörn Schafaff : C’est l’été 2020 et une crise mondiale, la pandémie de Covid-19 a envahi le globe. La nation la plus puissante au monde, les États-Unis, s’est révélée mal préparée et insuffisamment équipée pour parer à la menace qui pèse sur la santé de ses habitants et faire face aux problèmes économiques et sociaux créés par le virus. De plus, après quatre années sous le gouvernement du président actuel, le pays est au bord de la faillite sociale, culturelle et politique ; une situation qui impacte non seulement la population américaine, mais aussi le monde entier.
C’est dans ce cadre que se déroule ton exposition chez Chantal Crousel. Tu as conçu des tapis en référence aux célèbres tableaux de Jasper Johns représentant la carte des États-Unis ainsi que des pièces en marbre reprenant sa série sur le drapeau américain et sur lesquels tu as ajouté différents types de slogans. On a donc l’impression que cette exposition commente ouvertement la situation actuelle.

Rirkrit Tiravanija : Je sais, et c'est la raison pour laquelle je tenais à ce qu’elle ait lieu maintenant. J‘envisageais ce genre de projet depuis un certain temps. J'ai déjà utilisé le motif du drapeau avec d'autres matériaux. D'une certaine manière, pour moi, cela remonte à l'époque où je travaillais avec Gretchen Bender. (Rirkrit Tiravanija était son assistant dans les années 1980)
Des artistes protestaient contre l’invasion de l’Amérique centrale par Ronald Reagan. Dans le cadre de son installation multi-écrans Total Recall (1987) Gretchen a réalisé une animation vidéo qui déconstruisait le drapeau américain. Elle avait remarqué que pendant les retransmissions d'événements sportifs, celui-ci annonçait des pauses. Quand le match reprenait, il se dissolvait. Elle a isolé ce passage et l'a inséré dans son collage vidéo. (…) À peu près au même moment, je pense, un étudiant de l’Art Institute de Chicago a brûlé un drapeau dans le cadre d’une performance artistique, provoquant un énorme scandale. Mais les gens oublient que cela fait partie du discours politique et de notre liberté d’expression. Au sein de la droite, bien sûr, on a assisté à une levée de boucliers et les politiciens ont trouvé tous les prétextes possibles pour réduire le financement du secteur artistique, sans se rendre compte qu’ils attaquaient leur propre conception de la liberté d’expression, du système et de la constitution. Cette idée de déconstruire le drapeau existe donc depuis les années 1980, depuis Ronald Reagan, ou peut-être même avant, depuis les manifestations contre la guerre du Vietnam. Bien évidemment, en tant qu’artiste, lorsque l’on souhaite travailler sur le drapeau américain, il faut penser à celles et ceux qui l’ont fait avant vous et dans ce domaine, Jasper Johns occupe une place prépondérante.

JS : Pourtant, travailler autour du drapeau pour le déconstruire n’est pas la même chose que de partir d’un tableau de Jasper Johns le représentant.

RT : Pour Johns, il s’agit d’un ready-made à la Marcel Duchamp, et c’est cette utilisation du drapeau comme ready-made que je trouve intéressante. En même temps, c’est aussi une icône pop. Le mouvement du Pop Art est en fait l’art du ready-made et s’appuie plutôt sur l’utilisation d’images que d’objets.  

JS : Johns a choisi des motifs comme le drapeau ou la carte des États-Unis pour leur statut emblématique — il s’agit de choses que « l’esprit connaît déjà », comme il l'a dit un jour à propos du drapeau américain.(…) Les œuvres qui figurent dans ton exposition associent ces images emblématiques à des slogans. Comment conçois-tu la relation entre ces deux informations ?

RT : J’aime assimiler mes œuvres textuelles à des panneaux de signalisation. Lorsque vous êtes en voiture sur une autoroute et que vous passez devant un panneau, vous distinguez les mots qui y figurent. Ce qui importe, c’est de savoir s’ils pénètrent votre conscience ou pas. (…) Je m’intéresse à cette attention flottante. À ce phénomène — surtout propre au Japon et à la Thaïlande - qui consiste pour beaucoup de monde à porter un t-shirt sans comprendre ce qui y est inscrit.

JS : Tu as utilisé des t-shirts comme vecteurs de slogans que tu avais inventés ou choisis, notamment en les appliquant sur des toiles recouvertes de pages de la presse quotidienne.(...) Y a-t-il un rapport avec ce dont tu viens de parler ?

RT : À vrai dire, ce serait plus intéressant si ces slogans se déployaient dans les cimetières et étaient inscrits sur ce que sont initialement des plaques de marbre, c'est-à-dire des pierres tombales. (…)

JS: Pendant que je préparais cette conversation, je suis tombé sur un article de 1964 dans lequel Max Kozloff écrit sur la relation entre Johns et Duchamp. Dans un passage, il résume la manière dont leurs approches de l'art convergent, tout en soulignant que Johns a renversé de nombreuses idées que lui a inspirées Duchamp. Quand je l'ai lu, j'ai été particulièrement frappé par cet extrait : « Dans chaque cas l'objet est repeint, ou encore il fonctionne ou se rapporte directement à un passage vers le pictural. Johns, après tout, prend la température d'un tableau, pas de blocs de marbre… » etc. Tes drapeaux prennent-ils le contrepied de Johns comme Johns a pris le contrepied de Duchamp ? Si oui, de quelle manière ?

RT(Il rit): Je ne connaissais pas cet extrait ! Mais effectivement, d’une certaine façon, je renverse ce que fait Johns. Je l’ai choisi pour plusieurs raisons dont la suivante : pour quelle raison utiliser cette image du drapeau ou de la carte ? En partie parce que cette image fait elle-même référence à une œuvre d'art. Et dans le même temps, cette œuvre d'art redevient autre chose. Réaliser un drapeau en pierre est presque quelque chose de normal.
(…) Toutes les pièces exposées sont basées sur la taille réelle des œuvres de Jasper Johns. Pourquoi ses drapeaux sont à cette échelle ? Parce que c'est précisément celle du drapeau américain.

JS : Tu suis donc la même approche conceptuelle mais tu reviens dessus. D’une part en ne faisant pas référence à un objet non artistique mais à une œuvre d'art et d'autre part en utilisant un matériau qui, contrairement à la peinture utilisée par Johns, renvoie directement à des objets concrets.

RT : J'ai attribué ces décisions conceptuelles à deux éléments préexistants. (…) C'est aussi le hasard, c’est renoncer à avoir le contrôle, comme l’a fait Duchamp.
(…) J’envisage le marbre de la même façon que le chrome, c’est-à-dire qu’il échappe au temps et à l’espace. Pour moi, le reflet de ce métal représente un vide. En dépit de sa présence physique imposante, il engendre également une absence, il est absorbé par tout ce qu’il reflète. Le marbre utilisé par Michel-Ange est presque nébuleux, aérien. C'est pour cela qu'il suscite un grand intérêt, par sa capacité à disparaître. Ce n'est pas simplement de la pierre. C'est cette matérialité ou immatérialité de la matière qui m'intéresse.

JS : Parlons des cartes, alors. Tu les as faites fabriquer par la Manufacture Pinton à Aubusson, qui réalise des tapisseries suivant une tradition remontant au XVème siècle. (…)  Pourquoi avoir choisi de transformer ces cartes en tapis de laine ?

RT: Ce matériau est pour moi particulièrement intéressant comme contrepoint au processus à présent informatisé de confection des tapis. D’ailleurs, l’ordinateur lui-même est issu de cette tradition.

JS: Tu fais référence à l’invention du métier à tisser mécanique programmable par Joseph-Marie Jacquard. Le tissage s’effectuait selon la présence ou l’absence de perforations sur les cartes, ce qui est la base du principe 0-1 de la programmation informatique. Mais, n’y a-t-il pas également un rapport avec l’intérêt que tu portes depuis longtemps à l’artisanat traditionnel ?

RT : Dans une certaine mesure, il s’agit de la main, comme pour le marbre. Traditionnellement on sculpte le marbre et on tisse, manuellement. C’est en lien avec ce à quoi j’aspire en ce moment, le retour à des choses très simples, artisanales. (…) Quant à la tapisserie, il y a peut-être aussi un rapport avec ma mère, récemment décédée. Elle tricotait et faisait des pulls entre autres. En un sens, je perpétue son travail. Mais de manière générale, il s’agit juste d’un autre matériau pour moi.

(...)


JS: La façon dont tu as regroupé les tapis dans une salle et les pièces de marbre dans une autre est frappante pour plusieurs raisons. La grandeur d’une salle contraste avec l’environnement plus compact de l’autre. Tu as déjà évoqué l’association avec un cimetière, mais on pourrait aussi penser à un mémorial. Comment décrirais-tu le rôle de la mise en scène dans ton œuvre ?  

RT: Ce qui m’intéresse c’est qu’il s’agit réellement d’une exposition de tableaux et de sculptures, alors qu’en même temps, je voulais donner l’impression d’une promenade dans un petit cimetière, d’une flânerie dans le paysage environnant qui amène à remarquer certains éléments d’une manière poétique. Les textes n’ont pas à être lus dans un ordre donné. Il s’agit de la relation du corps à ce qui l’entoure et la manière dont nous utilisons notre propre expérience pour interpréter ce que nous lisons.

JS: À propos de la dimension poétique et étant donné les circonstances de l’époque dans laquelle nous vivons, la dimension politique — voire le message — de ce que nous rencontrons paraît plutôt claire. Mais contrairement à ce que l’on pourrait attendre de slogans, les textes ne sont pas ouvertement politiques.

RT: Non, il me semble qu’en dépit des apparences, les textes utilisés dans mon œuvre n’ont jamais été ouvertement engagés. Encore une fois, il s’agit d’expériences et d’idées propres à chacun, de la rencontre avec un élément sur lequel on bute. Afin d’être plus accessible à tous, ma démarche n’est volontairement ni directe ni évidente. The Odious Smell of Truth fonctionne partout. Quand je réfléchis à ce que je veux dire ou faire, j’essaie de penser plus grand.

JS : Ton emménagement à New-York en 1982 a-t-il changé ta relation aux États-Unis ? D’une part, beaucoup de choses ont changé depuis, de l’autre tu es beaucoup moins en marge.

RT : Ce qui se passe ici, aux États-Unis, arrive en partie parce que nous avons laissé faire, nous avons laissé le pays nous dominer d’un point de vue économique et philosophique. D’une manière ou d’une autre, tout tourne autour de ce que pense et fait ce pays, ce qui n’est pas une bonne idée. Mais je pense que j'ai ressenti cela dès mon arrivée, le rêve américain m’a semblé être une mascarade. Devenir artiste était encore plus intéressant puisque c’était pour moi une façon de démanteler tous ces éléments. S’ils se retrouvent aujourd’hui ici pour une exposition à Paris, c’est justement parce qu’ils nous concernent tous. 

plus