Une exposition d’Alain Séchas est toujours plus ou moins fondée sur le choc entre un authentique désir d’harmonie et de réconciliation (qu’elle est belle !  est-on tenté de chanter devant  Platée, chue de la planète Mars sur son nymphéa) et une rage qui de traits en coups de pinceau ne manquera jamais de feuilles pour s’épancher, absorber la graisse d’encre des quotidiens, peindre scènes de rue ou de cités mais aussi des Mexicains qui,  des murs de Siqiueros aux écrans de Hollywood, ont su porter le désir de révolution.  Pour le dire très vite, Séchas est dans l’art comme dans l’existence : très partagé.  
De l’installation la plus sophistiquée avec créatures animées, son et lumière, au croquis  sur format A4, c’est la puissance de feu du dessin insufflée dans la plus grande variété de médiums. Et si pour cette première exposition à la Galerie Chantal Crousel, il choisit de livrer toute la gamme ou presque, c’est moins sans doute pour montrer ce qu’il sait  faire que pour mettre en place sa petite fabrique de réalité.  

Avec Jurassic Pork II , Séchas avait inventé une forme d’exposition, une fantasmagorie qui nous ramenait à la caverne. Brouillant alors la frontière entre boite blanche et cube noir, Séchas avait pu vider son sac, fonder autour d’une sculpture magistrale sadiquement plongée dans le noir, un grand déballage des obsessions entre récit initiatique et dazibaos, cela sous le regard d’un cochon-vampire affecté à la surveillance du secteur contemporain. Boite noire ou crâne et comme une étrange proximité, dans cette façon de créer sur l’impuissance et la frustration, avec  Mapping the studio de Nauman ; une façon pour l’un et l’autre de se résumer. Jurassic Pork II , c’était du cinéma , un cinéma que le visiteur devait se faire lui-même avec le cône de lumière d’une lampe de poche baladée sur toute une série de dessins. Séchas de toute façon en donne toujours trop. Pas beaucoup d’économie, hormis dans le trait, peu de retenue en dehors de l’émotion.  

Dans la redécouverte des classiques et la reprise des thèmes éternels, celui peut-être d’un impossible passage à l’âge adulte, Platée succède à Artemiss. Nouvelle incarnation d’un idéal de beauté, tout en courbes harmonieuses, cette nymphe en silicone s’inscrit dans la réserve d’un dessin au mur qui raille son autonomie et mime un désir d’art  rien moins que désintéressé. Réactivant une stratégie de décentrement de l’œuvre par le biais du mur peint, Platée trouve sa place dans un long intervalle historique et un écart géographique qui irait de la banlieue ouest (Versailles) à la banlieue est (Marne la Vallée). Projection d’un art de cour démocratique ou, comme le préconisait Jeff Koons : Louis XIV pour tous.  

Les grands tableaux signent avec humour, et une élégance proche d’un certain pop anglais (Caulfied, par exemple) un « triomphe de la peinture » alors même que, par le biais de la projection, ils inventent un type de tableau inconnu, dans la mesure où c’est le dessin original qui prend toute la surface de la toile et que les  aplats de couleurs en découlent directement . Délivrer son panthéon personnel de l’Ecole de Fontainebleau1 à Pollock2, relève assurément d’un même désir de partage mais ils traduisent aussi la distance qui se creuse dans  notre relation aux chefs d’œuvre, comme une photographie du corpus de la modernité. Un tableau de Newman3 cadré de trop près, ramené au format moyen, pour saisir l’anti-peintre d’action au moment où il arrache son scotch. L’anecdote, la vision d’histoire, qui vient poser une ombre sur le  sublime. Il se dégage une poésie et une étrangeté dans ces images saintes qui vont bien au delà du clin d’œil convenu au corpus contemporain. Un sens du nonsense jamais mieux exprimé que dans cette descente en piqué des soucoupes volantes sur colonne sans fin4, très vite torchée comme pour restituer un peu d’émerveillement. A la façon dont les hyperréalistes ont su inventer d’après photographie un type de flou inédit en peinture, Séchas invente lui une couleur-trait. Dans cette introspection permanente qu’est le travail de Séchas, les  pères artistiques  et leurs ombres écrasantes, ne sont pas moins embarassants qu’un désir infini devant une martienne ou une  déesse, l’érection qu’on traîne sur des rails tout au long de la nuit ou la femme qui vous traverse sans voir de rapport.

 A ces tableaux feutres, ces images saintes d’une foi en l’art mise en péril par la médiation culturel, fait écho la leçon de peinture des petits tableaux gris5, nouvelle version de l’artiste comme peintre en actualités, une façon de reprendre la peinture à la source sur le mode de la leçon. Réduction à quelques gestes, à un format dont la mesure est donnée par la largeur de la brosse. Comme un défi lancé après des centaines de crobards et des dessins gouache en couleur, de produire avec le minimum de tons, des variations infinies: peur, vitesse, fuite dans le brouillard, tout un insupportable que l’artiste n’en finit pas d’étaler pour ne faire qu’un seul et même grand tableau. Un mixte d’ultra-banalité et de violence et une exagération des effets. On pense bien sûr aux premiers tableaux gris de Richter, à l’humour du croisement des deux fiats, ou à l’opus 1 du catalogue du maître : « Der Tisch ».  Sauf que dans le « no future »6 de Séchas, ce faux départ maintenu, l’oblitération du visage de la voyante met en évidence une des caractéristiques de la série, l’étroite similitude entre coup de brosse et coup d’éponge : peindre c’est aussi effacer. L’apparente adéquation entre le pinceau de lumière d’un phare et un coup de brosse énergique tend plutôt à souligner la restriction des gestes qu’à l’exalter : une brosse qui balaye l’époque comme un phare lancé en plein brouillard. Une profusion d’images pour un seul tableau toujours recommencé et parfois à la limite de la visibilité. Après « Jurassic Pork », retour au cinéma, Séchas joue à peindre en plein brouillard, se trouve une façon de peindre les grands sujets ou les moins grands comme des cas d’école (mais l’école n’est-elle pas aussi grand sujet de société ?).

Coué ou Lacan à lui confiés par les « Nouveaux commanditaires » lui vont comme un gant. Lacan dont tout le monde ou presque est capable de citer deux formules : « il n’y a pas de rapport sexuel » ou bien « aimer, c’est donner ce qu’on  a pas à quelqu’un qui n’en veut pas », égale presque en popularité Emile Coué. En choisissant pour Coué, précurseur français de la pensée positive américaine, la spirale de l’art cinétique, on réunit en une même entité le progrès en art et la foi en le développement de l’individu, un art qui vous aide à tenir debout quitte à vous faire basculer dans une douce folie. Ce qu’il y a de beau quand Séchas répond à la commande, c’est qu’il prend Lacan ou Coué comme des artistes, qu’il se laisse hanter par eux, et se laisse entraîner du côté de Arp, Moore ou Duchamp. Surtout, l’hommage à Lacan ne peut venir que du dessin et qui en tant que tel, déjoue toutes les catégories connues de monument, un passage inédit de la sculpture moderne entre arche et statuaire, une pensée flottante.

Patrick Javault

Cet extrait de “Mille Feux” de Patrick Javault fera l’objet d’une prochaine publication consacrée à Alain Séchas et éditée par la Galerie Chantal Crousel.




1.« Manon et Gaby »
2.« Jackson »
3. « Barnett »
4.« Constantin (le Signal) »
5. « Foggy Days » Suite
6. un des dessins de « Foggy Days » Suite

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