La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme1 — Giorgio Agamben

La Galerie Chantal Crousel est heureuse d’accueillir la sixième exposition d’Anri Sala constituée d’un ensemble de fresques inédites. L’artiste poursuit ses recherches sur la composition et la chronologie des récits, développée notamment à travers ses films et ses installations sonores. Procédant par montage, il réarticule des espaces temporels et renverse ainsi à contretemps notre perception cognitive et visuelle.

Les fresques réalisées par Anri Sala, selon la technique
a fresco, mêlent différentes temporalités géologiques et historiques. Chaque composition est divisée en giornata, correspondant à ce qui peut être accompli en une journée de travail tant que le support, l’intonaco, reste frais. Une fois celui-ci sec, les pigments se fixent à la surface travaillée et plus aucun repenti n’est possible. Le geste de l’artiste appose la matière telle une empreinte temporelle, la couleur se fossilise et crée une forme d’archéologie contemporaine.

Des morceaux de marbre insérés sur la surface plane des œuvres rappellent les fragments de fresques détachés et détériorés par le temps. Ceux-ci sont traditionnellement recouverts d'enduit laissé brut, accentuant le manque de ce qui n’est plus, ou restaurés par l'application de nouvelles nuances de couleurs, laissant alors apparente une reconstitution récente de ce qui a été. Jonglant avec les repères géologiques et les qualités minérales des différents matériaux utilisés, Anri Sala remplace quant à lui certaines parties de
giornata par des pierres formées au cours des millénaires. L’accumulation sédimentaire vient combler le temps présent et se mêle aux œuvres qui rythment l’espace de la galerie.

La série
Surface to Air est issue de photographies de nuages vus du ciel prises par l’artiste. Ces représentations quasi-abstraites témoignent d’une réalité mouvante et insaisissable. Le mouvement sinueux des nuages se combine à la démarcation précise des nervures des marbres, témoins d’une réalité temporelle tangible et immuable. Avec cette série, Anri Sala juxtapose des éléments à la nature, d’apparence contraire, qu’il arrange dans une subtile continuité visuelle. L’artiste exploite le suspens qui naît de cette rencontre inattendue et donne une ouverture à un état latent et pluriel des choses.

Le cycle de fresques réalisé par Piero della Francesca pour la chapelle Bacci de la basilique San Francesco d’Arezzo, en Toscane, sert de point de départ à la série Legenda Aurea. Ce cycle conçu au milieu du XVe siècle relate la Légende de la Vraie Croix racontée par Jacques de Voragine dans son recueil de légendes hagiographiques Legenda aurea. Les images qu’Anri Sala soustrait de cette œuvre sont soumises à un processus d’inversement, le positif devient négatif, les parties sombres deviennent lumineuses, les carnations bleutées. Ce basculement résolument inédit permet à l’artiste de transposer sur les fragments d’un chef-d’œuvre du Quattrocento un processus moderne, celui du négatif colorimétrique, qui n’a d’existence qu’à travers la photographie. Le regard est alors saisi par cette dissonance que crée la rencontre de deux techniques aux réalités temporelles et spatiales éloignées.

Anri Sala a travaillé à partir de reproductions dont il a prélevé des détails, réalisant une peinture photographique où le cadrage resserré laisse entrevoir un hors-champ narratif. Dans Legenda Aurea Inversa (VI, fragment 1ii) deux mains tiennent une corde reliée à une action dont on ne voit qu’un fragment, laissant la place au potentiel devenir du geste. Avec Legenda Aurea Inversa (VII, fragment 1), Legenda Aurea Inversa (VII, fragment 4) et Legenda Aurea Inversa (VII, fragment 2) toutes inspirées d’une même scène, il n’est plus question d’un déroulement narratif linéaire, mais parcellaire, où l’ellipse du récit donne place à une temporalité géologique. Les tranches successives de marbres issues d’un même bloc insufflent une autre chronologie aux œuvres. « Lorsque l’on pense au regard ou à la lecture, que ce soit dans la peinture figurative, la littérature ou encore le cinéma, on a le sentiment que le passé, le présent et le futur défilent sous nos yeux de manière directionnelle. Cependant même si d’un point de vue géologique le temps se pose de façon consécutive, c’est l’angle de coupe de la pierre qui tranche à travers les événements, proposant une narration singulière2 ».

Le marbre, la pierre volcanique ou encore la nacre viennent dans cette série se substituer à certaines parties de fresques, se jouant des qualités géologiques des matériaux choisis, de l’érosion et de la juxtaposition de couches, résultant en « strates de temps2 ». Reproduisant un impact de balle sur la fresque de la chapelle Bacci, discret témoin des guerres napoléoniennes qui ont sévi en Toscane au tournant du XIXe siècle, l’œuvre Legenda Aurea (II, 1799/1800, fragment 1) trouve ainsi son équilibre entre figuration et abstraction, en explorant les méandres de l’histoire, superposant les intervalles de temps.

Sous la verrière de la galerie, Anri Sala présente Tracing Vista, une série d’œuvres sur papier réalisée à partir du calque qui a servi à transférer le dessin sur la surface de l’intonaco fraîchement posé. Suivant le tracé de l’artiste, des fragments de plâtre se détachent avec la feuille au moment où celle-ci est retirée. Cette inversion de la narration laisse transparaître une stratification qui continue de se réaliser sur le papier, au-delà des éléments minéraux et des différentes temporalités composant la fresque : une ultime extension du temps géologique. Fragmentarium III (Afternoon Slightly After) constitué de fragments d’intonaco, résultant de craquelures structurelles apparues suite à la réalisation d’une giornata, s’inscrit dans ce même processus archéologique. À l’image d’artefacts et de vestiges enfouis découverts sur un site de fouilles, ces « journées brisées2 » sont autant de fossiles gardant la mémoire de l’image en train de se faire.


Anri Sala tient à exprimer sa gratitude aux personnes suivantes pour leur implication spécifique et cruciale dans cette exposition : Gianmarco Biele, Erika De Gennaro, Alessandra Falcone & Domenico Russo, Caroline Vandamme.



1    Giorgio Agamben,
Qu’est-ce que le contemporain, éd. Payot & Rivages, Paris, 2008, p.11.
2    Citations de l'artiste.

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